I

La cave de Mersall était sombre, ce qui lui convenait parfaitement pour recevoir ses invités. Il n’aimait pas voir les harras. Ces derniers lui faisaient peur. Il n’aimait pas davantage les sentir, mais là, il n’y avait pas grand-chose à faire ; après leur départ, il allumait habituellement des chandelles parfumées à la cannelle pour masquer leur odeur. D’ordinaire, un connaisseur de sa qualité n’aurait jamais commis une telle hérésie dans une cave abritant des crus aussi rares – l’arôme de la cannelle risquait de s’infiltrer à travers les bouchons et les fûts, et de ruiner le vin –, mais il le faisait néanmoins. L’odeur des harras lui était véritablement insupportable. Au point de laver l’or qu’ils lui remettaient.

Un seul harrar avait franchi le portail de la cour de derrière. Mersall avait déverrouillé la porte afin qu’il puisse entrer. Encore une chose qu’il n’appréciait guère, mais il savait par expérience que, s’il avait prétendu leur barrer l’entrée, les harras auraient simplement enfoncé la serrure. Les hôtes inattendus étaient une chose, un raffut suspect de grand matin en était une autre. Dans la banque, il n’y avait pas pire péché qu’attirer inutilement l’attention sur soi.

« Que voulez-vous encore ? s’enquit Mersall, puisant dans ses talents de comédien pour glisser dans ses mots une note d’impatience et de sang-froid qu’il ne ressentait aucunement. Je vous ai déjà dit que j’ignorais où trouver Ravis de Burano. »

Le visage du harrar demeurait dans l’ombre, et Mersall ne distinguait que le blanc de ses yeux ainsi qu’un reflet de salive sur ses dents. Celui-ci paraissait plus humain que le dernier, mais il dégageait la même puanteur.

« Nous recherchons une fille – une femme. Celle qui accompagnait Ravis de Burano la nuit où nous l’avons attaqué sur le pont. » Le harrar s’exprimait dans un murmure, serrant les mâchoires en prononçant les mots femme et pont.

« Elle s’appelle Tessa. C’est une étrangère. Ravis l’avait amenée ici le matin même. » Mersall se recula légèrement du harrar en disant cela. Parfois, il se demandait comment il avait pu se laisser entraîner dans cette histoire. L’affaire avait débuté de la façon la plus simple – par un rôle d’intermédiaire entre Izgard de Garizon et Ravis de Burano –, mais depuis la nuit où Berick de Thorn s’était fait assassiner à Castel Bess, elle avait pris une tournure plus sérieuse. Izgard ne voulait plus de lui comme intermédiaire, il le voulait dans son camp, pour de bon. Et Mersall de Vailing se faisait un devoir de toujours répondre favorablement à ses clients. Surtout à ses clients de marque.

Izgard de Garizon avait de gros moyens en hommes et en ressources, et il ne fallait pas être un génie pour deviner qu’il en posséderait plus encore dans un avenir proche. Il voulait Bay’Zell, l’obtiendrait probablement, et Mersall avait l’intention de compter parmi ses partisans lorsque cela se produirait. Le pouvoir pouvait changer de mains sans que l’argent l’imite ; seule la continuité fiscale importait véritablement.

« Où est la fille désormais ? » Un filet de salive s’agitait au coin de la bouche du harrar quand il parlait, donnant l’impression qu’il mâchonnait un morceau de viande coriace. Sa dague à lame fine était pendue à une lanière sous son aisselle, et sa garde enroulée de cuir était souillée de sang.

Évitant de regarder l’arme, Mersall répondit : « Je n’en ai aucune idée. Elle pourrait se trouver n’importe où. » Percevant un manque de conviction dans sa voix, et sachant qu’il devait absolument persuader son interlocuteur de sa sincérité, Mersall jeta les mains en l’air afin de souligner son propos. « N’importe où. »

Le harrar se rapprocha sans que ses bottes fassent le moindre bruit. « Nous croyons qu’elle est encore en ville. Où pourrait-elle se cacher ? »

Tous les talents d’acteur de Mersall furent insuffisants pour l’empêcher de trembler. Le harrar ne se présentait peut-être pas sous les traits d’un homme-chien dément, mais il en était un, et il n’en avait pas que l’odeur. D’aussi près, le blanc de ses yeux prenait une teinte vaguement dorée et ses gencives se réduisaient à une barre osseuse bosselée.

Mersall s’efforça de hausser nonchalamment les épaules et se racla la gorge. « Je serais incapable de vous le dire. Je... je... je l’ignore complètement.

— Elle se tenait dans une cuisine. Il y avait une grande table, couverte de pigments et de pinceaux. »

Déstabilisé par la défaillance de sa voix, Mersall tenta de rassembler ses esprits. Une cuisine ? Une table ? Que pouvait-on espérer de lui avec de tels indices ? Quoi, on devait bien compter dix mille cuisines dans la cité même !

Le harrar se pencha sur Mersall, à lui souffler à la figure. Son haleine était humide et lourde, comme la vapeur qui s’élève d’une berge boueuse à la nuit tombée. « J’ai besoin de savoir. Réfléchissez ! »

Mersall réfléchit ; cela lui parut la ligne de conduite la plus sage sur le moment. Une cuisine... une table... des pigments ! Ses lèvres charnues se pincèrent tandis qu’il se remémorait le soir où il était passé apporter les enluminures de Deveric chez la mère Emith. La table était encombrée de pigments ! Et aussi bien Emith que sa vieille chouette de mère n’avaient eu qu’une hâte – le voir partir. Emith était aussi nerveux qu’un courrier istanien chargé d’or, et sa mère avait pratiquement poussé Mersall jusqu’à la porte. C’était cela ! Ils cachaient la fille.

Jetant un coup d’œil au harrar, Mersall laissa sa découverte toute fraîche se déposer sur lui comme un manteau de soie fine, savourant le sentiment d’assurance qu’elle lui apportait. Cette fois-ci, lorsqu’il prit la parole, ce fut sans se donner la peine de s’éclaircir la gorge. Il avait l’intuition que sa voix ne le trahirait pas. « Je sais où vous pourriez peut-être chercher.

— Où cela ?

— Dans une petite maison du quartier ouest, dans la même rue que l’ancien martyrium en pierre blanche. »

La main du harrar vola de sa ceinture à son couteau. « Qui habite là-bas ? »

Mersall hésita, ne sachant s’il valait mieux lui donner plus de détails concernant Emith et sa vieille mère ou bien laisser les choses en l’état : vagues. Il ne courait sans doute pas grand risque à le renseigner. Après tout, les harras se contenteraient probablement de surveiller la maison, et quel mal y avait-il là-dedans ? En fait, réfléchit Mersall, il risquait davantage en ne disant rien. L’habileté des hommes d’Izgard à déceler les mensonges et les demi-vérités était notoire.

Contemplant alternativement la dague du harrar et les étagères où s’alignaient ses précieux crus, Mersall prit son souffle comme un acteur et se lança. Il devait penser à lui avant toute chose ; par ailleurs, il appréciait énormément le son de sa voix.

 

Tessa se tenait sur le pont accoudée à la lisse, avec le rouf derrière elle, et devant, rien d’autre que la mer immense. Il était très tôt et le soleil brillait sur l’eau en oblique, semant des filons de lumière à la surface. En observant assez longtemps les scintillements argentés, elle commençait à y distinguer des motifs ; des formes lui faisaient de l’œil puis s’évaporaient, pareilles à des lettres formées à l’encre sympathique.

Fronçant les sourcils devant ces sornettes, Tessa braqua délibérément son regard vers le ciel. Aucun nuage, aucun oiseau, pas le moindre banc de brume en suspension : cette grisaille uniforme lui convenait à merveille. Elle n’avait pas envie de voir des motifs partout ; elle voulait contempler le ciel et rien que le ciel, non pas quelque dessin mystérieux et grandiose.

Ramenant son manteau sur ses bras, elle se détourna de la lisse et franchit le pont en direction du panneau. Ses bottes neuves frappaient le bois avec un son ferme, et une poignée de marins se retournèrent sur son passage. Tessa sourit. Elle se sentait de plus en plus chez elle à bord de ce bateau.

Le gingembre prescrit par Ravis avait rempli son office. En fait, tout ce qu’il lui avait recommandé la veille avait fonctionné : le gingembre, la marche, l’air frais, ainsi que la suggestion de se familiariser avec son environnement. Son mal de mer avait complètement disparu et, à moins d’une tempête ou d’aliments avariés, Tessa ne pensait pas qu’il reviendrait.

Elle avait passé la majeure partie de la journée précédente à arpenter le pont. C’était agréable de se retrouver dehors après toutes ces semaines d’enfermement. Les autres passagères l’ignoraient pour la plupart, en la regardant d’un air désapprobateur se promener seule sur le pont ou en jetant des coups d’œil nerveux à la dague qu’elle portait à la ceinture. Tessa appréciait plutôt ces regards : cela l’amusait, qu’on puisse la considérer comme dangereuse.

Les passagers masculins, à l’inverse, la faisaient se féliciter de la présence de Ravis. Ils la détaillaient ouvertement ; et Tessa aurait été bien en peine de dire s’ils s’intéressaient plutôt à sa bourse, à son anatomie, ou aux deux. Elle avait eu beau les fusiller du regard, palper ostensiblement sa dague ou leur tourner le dos, rien n’y fit – jusqu’à ce qu’elle mentionne à haute voix à un matelot que son époux aurait besoin d’une paillasse supplémentaire. Personne ne l’avait plus importunée depuis. Tessa préférait ne pas réfléchir à ce que serait sa situation sans Ravis. Ce monde n’était pas fait pour une femme seule.

Lorsqu’elle avait enfin regagné leur cabine, Ravis dormait toujours. Aucune nourriture n’étant fournie à bord, elle avait pris dans son sac une pomme et un morceau de fromage, dîné en silence puis, recroquevillée sur la deuxième paillasse que le matelot avait tant bien que mal coincée dans la pièce, s’était endormie rapidement.

Elle s’était réveillée de bonne heure. La main douloureuse, les muscles raides, grelottante, elle avait brossé sa robe, bouclé son manteau, attrapé le pot de chambre obligeamment fourni avec la cabine et s’était soulagée dans le silence des latrines désertes, avant de sortir sur le pont. Les quelques marins qui se trouvaient de quart ne l’importunèrent pas et, après avoir nettoyé sa brûlure et refait son pansement, elle alla se poster contre la lisse pour assister au lever du soleil.

L’astre jaune, voilé de brume, avait la même apparence que chaque jour. Jusqu’à ce qu’elle aperçoive ses premiers rayons à l’horizon, Tessa n’avait pas réalisé l’importance qu’il revêtait pour elle. Comme la bague pendue à son cou, il la reliait à son foyer. C’était le même soleil qui avait brillé sur elle ce jour où elle avait découvert les tiroirs de dépôt, elle en était certaine ; lorsqu’elle avait enfilé la bague dans la clairière et que le monde s’était mis à tournoyer dessous, au-dessus et autour d’elle. Il avait peut-être modifié son orientation, mais sa chaleur et sa lumière demeuraient identiques.

Tessa ne savait qu’en penser mais, en se penchant sur la lisse, à observer les rayons scintiller sur les vagues, elle décida que c’était bon signe. Son ancien monde, l’endroit d’où elle venait, ne pouvait pas être si loin.

« Juste à temps pour le petit déjeuner. »

Tessa fit volte-face. Ravis émergeait du panneau, un pichet fumant dans une main, un panier de pain et de pâtisseries dans l’autre. Tessa se sentit envahie par une vague de plaisir, qu’elle nia aussitôt.

« J’espère que vous allez vous joindre à moi ? » Ravis sourit. Son long sommeil semblait lui avoir fait beaucoup de bien. « Je n’ai pas graissé la patte au mousse, à deux aide-cuisiniers ainsi qu’à une cuisinière particulièrement revêche pour dévorer cela tout seul. »

Souriant malgré elle, Tessa s’étonna : « Je croyais que les passagers devaient apporter leur propre nourriture à bord ?

— Eh bien oui, s’ils ne veulent pas arriver les poches vides en Maribane. J’aurais pu acheter une cotte de mailles avec cuissots assortis pour ce que m’a coûté ce festin. » Ravis sortit du panneau et posa le pied sur le pont. « Suivez-moi. Je tiens de bonne autorité que le gaillard d’arrière est le meilleur des endroits à ce moment de la journée : tranquille, ensoleillé et largement abrité du vent. »

Ravis prit les devants, convaincu que Tessa le suivrait. Cette dernière hésita. Allait-elle rester sur place pour le détromper, ou faire ce qu’on attendait d’elle ? L’ancienne Tessa McCamfrey aurait certainement regimbé. D’un autre côté, se dit Tessa en emboîtant le pas au mercenaire, l’ancienne Tessa McCamfrey aurait manqué le petit déjeuner.

Le gaillard d’arrière était conforme à ce que Ravis avait décrit : tranquille, chaud et abrité. Un matelot réglait les voiles sur le mât d’artimon, mais s’il vit Tessa et Ravis s’asseoir sur le banc baigné de soleil au bord de la lisse, il n’en montra rien et continua à enrouler son cordage en plissant les yeux face au vent.

Ravis surprit Tessa en lui servant son petit déjeuner. Il sortit deux grandes serviettes de son panier, en étala une sur ses genoux, lui passa un petit pain et deux pâtisseries, lui versa une chope de cidre pleine à ras bord et, après avoir pris le temps d’en souffler la fumée, la lui tendit.

« Y a-t-il quelqu’un à bord à qui vous n’ayez pas graissé la patte ce matin ? »

Ravis lui adressa un large sourire. « Le capitaine, le second, le timonier et le chat du bord. » Il se servit à son tour une chope de cidre. « Quoique en toute franchise, en ce qui concerne le chat, ce soit surtout parce que je n’ai pas réussi à le trouver. »

Souriante, Tessa mordit à pleines dents dans le petit pain. Pendant qu’elle flânait à la lisse à observer le lever du soleil, Ravis n’avait manifestement pas perdu son temps dans l’entrepont. « Alors, c’est ainsi que les choses se règlent par ici ; par des pots-de-vin ?

— Pas uniquement, non. Je m’applique toujours à faire connaissance avec les gens qui m’entourent. On ne sait jamais, je pourrais avoir besoin de leur aide. »

Tessa hocha la tête. Il semblait y avoir une part de calcul dans tout ce que faisait Ravis. « Comment vous sentez-vous ? s’enquit-elle en indiquant son flanc droit. Votre blessure... ?

— Je ne vous mentirai pas, elle me fait un mal de tous les diables. Mais l’enflure s’est résorbée, et je crois que la plaie commence à sécher.

— Et Camron ? Comment allait-il quand vous l’avez quitté ? »

En disant cela, Tessa rompit l’une de ses pâtisseries pour vérifier ce qu’elle contenait. Y découvrant une sorte de farce à la viande, elle la reposa dans le panier et rompit la deuxième. Elle aimait bien savoir quel genre de viande elle avalait.

« Camron était mal en point. Il avait perdu beaucoup de sang et avait de vilaines entailles aux jambes, mais il est jeune, fort, et là où il se rend, il pourra consulter les meilleurs médecins de Rhaize. »

Tessa essaya de se rappeler l’endroit qu’avait mentionné Ravis la veille dans la cabine. « À Mir’Lor ?

— Oui. » Ravis ouvrit sa propre pâtisserie, en examina le contenu, et la tendit à Tessa. « C’est là que se trouvent le sire ainsi que sa mère, la comtesse Lianne. Camron va les mettre en garde contre l’armée d’Izgard, leur dire à quoi s’attendre lorsqu’ils devront affronter les harras.

— Le sire l’écoutera-t-il ? » Tessa se pencha sur la pâtisserie que lui avait offerte Ravis. Elle contenait des tranches de jambon, clairement reconnaissables entre deux épaisseurs de fromage jaune pâle. Quoique sans rien en montrer, elle était impressionnée. Non seulement Ravis avait observé son manège, mais il en avait également deviné les raisons.

« Sandor n’est pas un imbécile, mais ce n’est pas une tête non plus. Il écoutera s’il trouve suffisamment de personnes pour le lui conseiller.

— Vous le connaissez donc ? »

Ravis haussa les épaules. « Je l’ai rencontré une ou deux fois.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas vous être rendu à Mir’Lor à la place de Camron ? Puisque vous connaissez le sire, il vous aurait sans doute prêté l’oreille ? »

Ravis lâcha un grognement sourd. « Le sire de Rhaize n’irait pas écouter les mises en garde d’un vulgaire mercenaire. »

Tessa leva les yeux de sa pâtisserie. Malgré le soleil qui éclairait son visage, Ravis n’avait jamais eu le regard aussi sombre. Sa lèvre inférieure frémissait presque imperceptiblement, et elle réalisa qu’il devait mâchonner sa cicatrice dans sa bouche.

Le matelot qui réglait la voilure choisit ce moment pour s’éloigner. Après avoir enroulé le hauban autour de l’aiguillette, il ôta ses gants, cracha par-dessus son épaule et bondit de la tête du mât au pont principal en contrebas.

En se retournant vers Ravis, Tessa le vit se tenir les côtes. Dès qu’il réalisa qu’elle le regardait, il feignit de lisser sa tunique plutôt que de palper sa blessure. Tessa fit comme si elle n’avait rien vu et but une longue gorgée de cidre. Plus tard, elle veillerait à ce qu’il prenne du repos.

« Quel sera le prochain mouvement d’Izgard, selon vous ? demanda-t-elle.

— Il voudra marcher sur Bay’Zell aussi vite que possible. Que Camron et moi soyons encore en vie ne doit pas le réjouir, et il s’inquiète sans doute du tort que nous risquons de lui causer maintenant que nous savons avec quel genre d’hommes il combat.

— Je pense qu’il doit se faire du souci à mon sujet, également. » Tessa ramena les pans de son manteau autour d’elle en disant cela. Sa propre voix lui paraissait méconnaissable : grave et ferme. « Quelqu’un m’a aperçue en train de peindre l’enluminure. Ils m’ont regardée dans les yeux, ils ont vu mon visage. Ils savent que je travaille contre eux. »

Ravis acquiesça lentement. « Nous sommes donc trois dont Izgard désire la mort. »

Tessa frissonna. Un spasme douloureux remonta de sa brûlure le long de son bras. Elle s’attendait presque à voir le soleil disparaître derrière un nuage, mais celui-ci n’en fit rien ; il continua à inonder le banc, sa joue, le visage de Ravis.

Malgré les grincements du navire tout autour d’eux et le bruit propre de la mer, tout parut subitement trop calme aux oreilles de Tessa, et elle parla pour briser un silence imaginaire.

« Que savez-vous de la sorcellerie ? »

Ravis se passa la main dans les cheveux, prenant un moment avant de répondre. « Pas grand-chose – des rumeurs, des ouï-dire, comme tout le monde. La sorcellerie est pareille au diable : certains croient à son existence, d’autres non, et personne n’aime en parler. Il peut s’écouler des années, des décennies, des siècles même sans qu’il en soit fait mention. Mille ans plus tôt, en Drokho, on brûlait les vieilles femmes qui vivaient seules en les accusant d’être des sorcières et d’avoir partie liée avec les démons. Cinq cents ans plus tard, tous les scribes de Maribane présents sur le continent furent traqués et pendus. La Sainte Ligue proclamait qu’ils invoquaient le diable avec leurs peintures. »

Ravis haussa les épaules. « La chose se perpétue de nos jours. Dans n’importe quel village de Rhaize ou de Drokho, vous trouverez des gens pour avoir peur des scribes, des vieilles filles ou des saints hommes de l’île Ointe.

— Mais ces histoires contiennent une part de vérité, n’est-ce pas ? » Tessa repoussa sa nourriture. Elle n’avait plus faim. « Deveric en est la preuve – j’en suis la preuve.

— Je doute que vous trouviez beaucoup de monde prêt à l’admettre sur l’île Ointe. Ils prêtent une grande attention à ce qu’ils font et disent ces derniers temps. Ils se refusent même à reconnaître qu’ils pratiquent encore leur art à la manière ancienne. Officiellement, ils ne peignent plus que de jolies images, aux thèmes respectables : des paysages, le portrait des saints hommes, des plantes et des fleurs parfaitement identifiables. Rien de choquant ni d’abstrait. On continue à faire appel à leur talent à travers tout le continent, cependant, et j’ai vu payer de fortes sommes pour un manuscrit transcrit et enluminé par les saints frères.

— C’est pourtant chez eux que Deveric a appris à tracer les anciens motifs, rétorqua Tessa, tout comme l’homme que je vais voir, ce frère Avaccus. »

Savourant une gorgée de cidre, elle fixa l’horizon en écoutant la réponse de Ravis. La voix du mercenaire, quoique basse, portait clairement par-dessus le bruit de la mer.

« Le scribe d’Izgard a suivi lui aussi sa formation chez eux. Et Izgard lui-même a échangé des lettres avec l’abbé. » Ravis s’installa plus confortablement sur le banc. « Il faudra nous montrer prudents une fois arrivés là-bas. Le Garizon et l’île Ointe sont liés l’un à l’autre depuis longtemps. Ils s’échangent des secrets, des informations et Dieu sait quoi d’autre. Quand Hierac en personne avait besoin de faire exécuter quelque motif, il ne manquait jamais de confier ce travail à un scribe de l’île Ointe.

— Hierac ? » Tessa se faisait l’impression d’être une idiote. Elle ignorait tant de choses.

« Le plus grand roi guerrier que le Garizon ait jamais connu. Ou le pire, selon qui rédige les livres d’histoire. » Ravis lui remplit sa chope. Tessa fut surprise de la voir vide. Avait-elle bu tant que cela ?

« Hierac fut le premier à porter la Ronce d’or, poursuivit Ravis. Avant son règne, le Garizon n’était qu’un pauvre duché bordé de forêts sauvages, sans véritable cours d’eau qui lui appartienne. Hierac l’a agrandi champ après champ, lieue après lieue, rivière après rivière. Rien ne pouvait l’arrêter. Son armée se montrait implacable, plus froide qu’une lame enfoncée dans la glace. À sa mort, le Garizon n’était plus un pays mais un empire.

— A-t-il conquis Bay’Zell ?

— Non seulement Bay’Zell, mais l’ensemble du Rhaize. Les Istaniens contrôlaient la majeure partie du continent à cette époque, et Hierac mit un terme à leur pouvoir. Il les chassa de Rhaize, de Drokho, de Medran, de Balgedis et de Maribane. Il fit des millions de victimes. Des millions. Malgré tout, beaucoup se réjouirent de son intervention – mieux valait un suzerain garizon qu’istanien, disaient-ils. Au moins, le Garizon était des leurs.

— Je croyais que l’Istanie s’étendait de l’autre côté de la baie, juste en face de Bay’Zell ? Cela fait partie du même continent, non ?

— Le pays, oui, mais il n’en va pas de même pour sa classe dirigeante. Celle-ci est originaire de l’Orient, d’au-delà le cercle de terres arides qui borde le golfe. Son langage et ses coutumes n’étaient pas ceux de l’Occident, et sa cruauté se distinguait de celle d’Hierac et des seigneurs de guerre de Garizon. »

Le banc sur lequel ils se tenaient était couvert d’une fine pellicule de sel, et pendant le discours de Ravis, Tessa se mit à tracer des lignes dans la poussière. « Qu’est-il arrivé après la mort d’Hierac ?

— D’autres rois de Garizon lui succédèrent. Certains furent meilleurs que d’autres, mais tous cherchèrent à étendre leur territoire ; à s’emparer de nouvelles routes commerciales, de nouveaux ports en eaux froides, puis de ports en eaux chaudes, de cols, de rivières et de terres. Hierac fut le premier des grands rois guerriers de Garizon, mais certainement pas le dernier. »

Au moment où Ravis prononçait le mot dernier, Tessa parachevait son dessin dans le sel. Grossier, tracé à larges traits, il n’en demeurait pas moins reconnaissable : il figurait la bague qu’elle portait accrochée au cou. Elle ne s’en était pas aperçue jusque-là. Troublée, elle essuya le motif avec ses doigts. « Faisons quelques pas sur le pont », proposa-t-elle en se levant.

Si Ravis fut surpris, il n’en montra rien. Il se contenta d’incliner la tête, rassembla les restes du petit déjeuner dans le panier, et se dressa à ses côtés. « Après vous », dit-il.

Tessa entraîna Ravis sur le pont principal. N’oubliant pas qu’il était blessé, elle avançait lentement, en se sentant coupable de le faire marcher. La mer était calme et le bateau se balançait à peine sous leurs pieds. L’ensemble des passagers et des matelots semblaient sortis, et des enfants couraient partout en criant tandis que les marins s’affairaient dans le gréement et que les femmes s’affairaient entre elles. La femme voilée jusqu’aux sourcils s’appliquait de la poudre et ce qui ressemblait à de la graisse de porc sur le visage, pendant que, peu plus loin sur le pont, deux vieilles dames se trempaient les pieds dans des bassines d’eau chaude et savonneuse.

La journée s’annonçait magnifique. Le ciel était très bleu et le vent soufflait tout juste assez pour gonfler les voiles, rien de plus. Il n’y avait aucune terre en vue et, après un moment, Tessa renonça à scruter l’horizon. Elle trouvait plus intéressant d’observer les réactions provoquées par Ravis.

Sa présence suscitait une réponse ou une autre chez tous ceux qu’ils croisaient. Il avait cette manière d’attirer l’attention, d’obliger les gens à le regarder puis de soutenir leur regard jusqu’à ce qu’ils finissent par détourner les yeux... La femme voilée le toisa avec mépris, mais Tessa remarqua également qu’elle avait rentré le ventre et lissé sa robe à son approche. Les deux vieilles dames lâchèrent un rire nerveux sur son passage, secouant la tête en échangeant de petits sourires inquiets.

C’était en partie à cause de sa cicatrice, supposa Tessa. Elle lui conférait un air dur, dangereux. Et il avait le teint beaucoup plus mat que les habitants de Bay’Zell, à la peau blanche et aux cheveux clairs. Elle voyait bien qu’on le prenait pour un étranger. Une petite voix lui soufflait que c’était précisément l’effet recherché. Les habits sombres de Ravis ne faisaient que renforcer cet air étranger. Il était le seul à bord à porter du noir.

En marchant ainsi à ses côtés, Tessa se remit à penser à cette nuit où il l’avait embrassée. Six semaines s’étaient écoulées depuis, qui lui avaient paru beaucoup plus longues. Elle n’était plus la même désormais. Elle avait évolué au contact d’Emith et de sa mère, compris qu’être une dure à cuir n’ayant besoin de personne n’était pas tout dans la vie.

Ravis ne l’avait pas encore compris. Chacun de ses regards le proclamait : Je ne veux pas de votre opinion ni de votre respect. Je n’en ai pas besoin.

Tiraillée entre plusieurs émotions confuses, se rappelant le contact des lèvres de Ravis contre les siennes, Tessa glissa sa main sous son bras.

Elle avait enfin réussi à le surprendre, car elle le sentit se crisper brièvement et la dévisager. Tessa ne sut pas ce qu’il lut alors dans ses yeux mais, après un instant, il eut une petite moue presque imperceptible, se détendit légèrement et reporta son regard vers l’avant. Au cours des quelques pas suivants, il modifia peu à peu l’angle de son bras afin que Tessa puisse s’y appuyer plus confortablement.

« À quoi ressemble le Drokho ? » s’enquit-elle, en le faisant obliquer vers le calme relatif du gaillard d’avant. Il était temps pour lui de s’asseoir et de se reposer.

Ravis prit son souffle, mais ne répondit pas. Il regardait droit devant lui, et pourtant, Tessa devinait qu’il voyait tout sauf le bateau. Au bout d’un moment, il prit une deuxième inspiration, la retint longuement dans ses poumons comme pour y puiser de la force, puis déclara : « Le Drokho revêt des visages différents pour de nombreuses personnes.

— Que représente-t-il pour vous ?

— Mon pays natal, que je ne reverrai jamais. »

Ces mots allèrent droit au cœur de Tessa. Ravis avait parlé d’une voix douce, mais on ne pouvait se méprendre sur la douleur qu’il éprouvait ; elle traversait chacun de ses mots comme sa cicatrice à la lèvre : profondément enracinée, voilée depuis longtemps, irrévocable.

Sa main libre se porta discrètement à la bague qu’elle avait à son cou.

Mon pays natal, que je ne reverrai jamais.

Elle aurait pu en dire autant, mais pas avec le même sentiment de regret cuisant. Son pays natal n’avait pas tant d’importance à ses yeux et, bien que ce soit difficile à admettre, elle savait que, s’il n’y avait eu ses parents, elle n’aurait pas accordé la moindre pensée à son ancienne vie. Ce monde-ci était devenu le sien désormais ; comme Emith et sa mère, qui attendaient patiemment son retour à Bay’Zell, étaient devenus sa famille.

Ne sachant trop que dire, Tessa accentua doucement sa pression sur le bras de Ravis. Mieux valait se taire. Elle ne savait rien de Ravis, n’avait pas la moindre idée de ce qui pouvait le rendre aussi amer.

Ravis continua à marcher jusqu’à la pointe du gaillard d’avant. S’adossant à la lisse, il regarda Tessa en face et lui lança : « Eh bien ? Plus de questions ? »

On aurait pu croire qu’il était en colère, mais Tessa n’en était pas certaine. Bien qu’il ait parlé d’une voix douce, les tendons saillaient comme des cordes de part et d’autre de son cou. Un muscle palpitait dans sa joue. Le voir ainsi lui rappela ce jour où ils avaient chevauché jusqu’à Fale pour rencontrer Emith. Elle se souvint qu’il les avait laissés partir devant, Emith et elle, tandis qu’il restait en arrière pour administrer une rossée au fils de Deveric. Il avait eu exactement la même expression en les regardant s’éloigner.

« En quoi était-ce si important de faire mal au fils de Deveric, à Fale ? voulut-elle savoir. Ce n’était qu’une brute à la petite semaine, rien de plus. »

Ravis lui adressa un bref sourire narquois. « Vous allez toujours directement au fond des choses, hein ? »

Tessa n’aima pas son sourire, pas plus qu’elle n’appréciait la dureté dans sa voix. Si elle n’avait vu autre chose scintiller dans ses yeux, elle l’aurait planté là. Au lieu de quoi, elle se rapprocha pour lui dire : « Je ne crois pas que vous étiez en colère à cause de la manière dont il avait traité Emith. Je crois qu’il y avait une autre raison derrière cela. »

Ravis dévisagea Tessa. Il passa la main sur sa bouche de façon à masquer sa cicatrice, baissa ses paupières et scruta son visage. De longues secondes s’écoulèrent. Ravis ne dit rien, se contentant de respirer profondément en étudiant Tessa d’un regard imperturbable. Ses yeux étaient si sombres que la plupart des gens les auraient crus noirs. Mais ils ne l’étaient pas. Ils étaient d’une belle nuance de brun foncé. De la couleur de l’encre sépia.

Quelque chose passa enfin dans son regard, et les muscles autour de ses yeux et de sa bouche modifièrent son expression de manière subtile. Inclinant la tête à l’adresse de Tessa, il laissa retomber la main qui cachait sa lèvre. « Vous avez raison, naturellement, avoua-t-il, avec une douceur qu’elle ne lui avait encore jamais connue. Je n’étais pas fâché contre ce pauvre homme à cause d’Emith. En réalité, ce n’était pas à lui que j’en voulais. Plutôt à la manière dont se déroulent les choses, aux testaments, à l’avidité des gens. » Il haussa les épaules. « À moi-même.

« La mort fait ressortir le pire et le meilleur chez chacun d’entre nous. Le fils de Deveric ne faisait que protéger ce qu’il estimait lui revenir de droit. Et son frère, ses sœurs et leur mère en faisaient sans doute autant de leur côté. » Ravis pivota pour contempler la mer. « Je ne sais pas. C’est juste que je déteste voir des gens se chicaner pour des biens matériels.

— Pourquoi ? » Tessa vint se placer à côté de lui. Elle voulut suivre son regard mais il avait les yeux braqués sur un point perdu au-delà de l’horizon, et sa vue ne portait pas si loin.

« Parce que je l’ai fait moi-même autrefois, et que cela remue toutes sortes de choses en moi.

— De mauvais souvenirs ?

— Non. » Ravis secoua la tête. « Pas uniquement. De bons souvenirs également. »

Il marqua une courte hésitation, puis poursuivit, tourné vers l’horizon. « À sa mort, mon père laissa son domaine de Burano en proie au chaos. C’était un homme doux mais pas un grand dirigeant ou meneur d’hommes, pas même un bon intendant. Sa seule ambition dans la vie était de devenir prêtre de village, mais son frère aîné mourut sans héritier légitime et les terres et le titre de Burano lui revinrent malgré lui. Il ne les avait jamais convoités. Ne savait qu’en faire. » Ravis sourit. « Il passa les dix premières années à gérer les affaires du duché dans une sorte d’hébétude permanente. Il n’était tout simplement pas fait pour administrer un domaine. Parfois, je surgissais dans la petite bibliothèque et le trouvais plongé dans son livre de prières, élaborant des sermons dans sa tête, aveugle à la montagne de documents en souffrance qui l’entourait.

« Malray et moi étions jeunes au début, et ne pouvions pas l’aider, mais au fil des ans nous en vînmes à aimer cette terre. Nous la valorisions ensemble : déboiser pour planter, développer les troupeaux, introduire de nouvelles races et essayer de nouvelles semailles. Malray était mon aîné de quatre ans mais nous prenions les décisions en commun, accomplissions tout ensemble. Nous étions si jeunes – des enfants, en réalité –, et néanmoins nous redressâmes ce domaine. Nous suâmes dessus pendant cinq ans. Puis notre père mourut. »

Ravis marqua une pause. Ses phalanges blanchissaient sur la lisse. Un filet de sueur coulait sur sa tempe, et Tessa se rappela subitement qu’il était blessé. Elle ne dit rien, cependant. Elle doutait qu’il entende le moindre conseil qu’elle aurait pu lui prodiguer en cet instant.

« Il ne laissait aucun testament. » La voix de Ravis était neutre, dépourvue d’émotion. « Ce n’était pas ce genre d’hommes. Ce qui s’en rapprochait le plus selon les hommes de loi était une lettre qu’il avait adressée au lecteur à Jiya. Il y déclarait qu’après sa mort, il aimerait voir ses richesses partagées de manière équitable entre les différents membres de sa famille.

« Stupides paroles.

« Quelle famille ? Ses fils, Malray et moi ? Sa sœur et sa belle-sœur, ses neveux et nièces, son jeune frère, le fils bâtard de son frère aîné ? »

Ravis cogna du poing contre la lisse. « Quelle famille ? »

Tessa tressaillit. Sa propre main reposait sur la rambarde, et elle ressentit l’impact du coup de Ravis. Avant même que le bois ait cessé de vibrer, Ravis avait recouvré son sang-froid. La dent sur sa cicatrice, il ravala sa colère. Lorsqu’il reprit la parole quelques secondes plus tard, ce fut d’un ton parfaitement calme.

« D’ordinaire, l’absence de testament n’aurait eu aucune importance – le domaine aurait échu à Malray, le fils aîné. Cependant, toutes sortes de gens apparurent et firent valoir des prétentions. Le bâtard de l’ancien duc fut le premier. Il apportait des papiers, opportunément tachés de vin, stipulant que son père était sur le point de le légitimer au moment de sa mort. Vint ensuite sa veuve. Elle prétendait avoir droit à une part du domaine au titre d’un codicille distinct qui venait d’être mis en lumière. Notre propre tante, Rosimine, qui avait vécu de la générosité de notre père pendant douze ans, soutint qu’il lui avait promis de mettre de côté un tiers de tous ses biens pour les répartir également entre ses différents neveux et nièces. Il y eut même un grand-oncle, le père de notre grand-père, pour prétendre avoir des droits sur tous les poissons pêchés dans la rivière ainsi que tout le gibier à plume abattu dans le ciel de Burano. »

Ravis émit un grognement sourd. « Ce fut de la folie. Tous ceux qui avaient le front de produire un mensonge et de s’y tenir vinrent réclamer leur part de l’héritage.

« Parce qu’il n’y avait pas de testament, voyez-vous. Cela faisait ressortir le pire chez chacun. Ils voyaient la faille et s’y engouffraient. »

Il se passa la main dans les cheveux, en continuant à regarder fixement droit devant lui. Le vent avait forci pendant son discours, et les voiles du mât de misaine grinçaient et claquaient derrière eux. Tessa n’eut pas besoin de se retourner pour voir qu’un matelot grimpait dans la mâture pour régler les cordages, car son ombre formait une tache sombre qui s’achevait juste à ses pieds. Le soleil descendait à l’ouest ; la journée tirait à sa fin.

Une part de Tessa aurait voulu arracher Ravis à la lisse, le faire s’asseoir, se reposer, dormir. Une autre part tenait à entendre la fin de son histoire. On aurait dit qu’il jetait un sort avec ses mots, les emportant tous les deux vers un endroit qui n’appartenait ni au passé ni au présent, suspendu dans la lumière chaude mais implacable du souvenir.

Sachant qu’elle briserait le charme en intervenant, Tessa se tut. Elle attendit et, au bout d’un moment, Ravis reprit.

« J’avais dix-sept ans, Malray vingt et un. Les funérailles de notre père furent le dernier jour de paix que nous connûmes en sept ans. Nous étions dans les bras l’un de l’autre tandis qu’on descendait le corps de notre père dans la crypte. Nous essayâmes de rester forts, mais l’un de nous se mit à pleurer – je ne me souviens plus duquel – et nous nous retrouvâmes en larmes tous les deux. Appuyés l’un contre l’autre, à pleurer. Le plus étrange, c’est que nous nous en moquions. Tant que nous pleurions ensemble et pouvions compter l’un sur l’autre. Nous nous aimions à ce point.

« Le lendemain, les premiers combats éclatèrent. Le fils bâtard du premier duc, Jengus de Morgho, pénétra sur le domaine à la tête d’une petite troupe. Malray et moi n’eûmes pas d’autre choix que de défendre nos terres. Nous réussîmes à les repousser, principalement par chance. Notre seul véritable atout tenait à notre connaissance du terrain. C’était juste après la débâcle de printemps, et une poignée de petits cours d’eau avait débordé, transformant certaines vallées en marécages, dans lesquels nous parvînmes à repousser Jengus et ses hommes. En battant en retraite, Jengus menaça de revenir avec une armée plus importante avant une semaine. »

Ravis s’interrompit un instant. Tessa jeta un coup d’œil à son visage et fut surprise d’y voir un mince sourire.

« Malray et moi étions terrifiés, même si nous prétendîmes le contraire. Jengus avait dix ans de plus que nous, c’était un soldat expérimenté et qui avait des contacts parmi toutes les compagnies de mercenaires du nord. Nous n’étions que deux enfants qui savaient s’occuper d’un domaine et guère plus.

« Pour ne rien arranger, d’autres gens firent valoir leurs prétentions cette même semaine. Des magistrats se présentèrent à nos portes, armés de gourdins et de torches, réclamant de l’argent et des biens correspondant au tiers de la valeur du domaine au nom de Rosimine et de ses six enfants. Le lendemain, Savarix, le duc de la province voisine, envoya son valet nous prévenir que, si les combats s’étendaient aux terres adjacentes à sa propriété, il se verrait contraint d’occuper la partie de Burano qu’il jugerait appropriée afin de défendre ses frontières.

« Les vautours se rapprochaient. Jengus serait de retour dans quelques jours, les magistrats ne se laisseraient pas éconduire indéfiniment et, en dépit de notre jeunesse, Malray et moi comprenions fort bien que Savarix ne s’inquiétait nullement pour ses frontières. Il convoitait les terres de Burano.

« Deux jours après que nous eûmes repoussé Jengus, Malray vint me réveiller dans ma chambre au milieu de la nuit. " Ravis, me dit-il, nous devons apprendre à nous battre. Cette terre nous revient, de droit et parce que c’est nous qui l’avons faite. Nous l’aimons, la travaillons et l’appelons nôtre depuis quinze ans. Personne ne nous l’arrachera, même si cela nous impose de sangler une cuirasse tous les matins et de nous endormir tous les soirs avec une dague à portée de main. Je n’aurai pas de repos, ne négocierai pas, ne fléchirai jamais. Et tu seras avec moi, luttant à mes côtés, comme un frère et un ami. " »

Quand Ravis prononça cette dernière phrase, Tessa sentit les cheveux se dresser sur sa nuque. Ces mots sonnaient comme une prière incrédule. Elle les sentit vibrer dans le creux de son oreille interne, là où ses acouphènes se déclenchaient. Ils éveillaient en elle un sentiment de nostalgie, mais de quoi ? De sa famille ? De l’amour ? Du passé ?

Le regard de Ravis quitta l’horizon pour revenir sur ses mains. Tessa aurait voulu le toucher – elle leva légèrement la main posée sur sa taille – mais se retint au dernier moment. Elle n’en eut pas l’audace.

La tête inclinée vers la lisse, le souffle profond, mais haché, Ravis continua. Sa voix était chargée d’émotions contradictoires et pourtant, alors qu’il parlait de ses batailles auprès de son frère, la douleur parut l’abandonner. Et la seule émotion qui resta fut, étonnamment, l’allégresse.

« Malray et moi combattîmes donc. Ensemble, toujours. Nous commîmes quelques erreurs, parfois terribles, et cependant nous réussîmes toujours à en tirer les leçons.

« Jengus faillit nous vaincre à de nombreuses reprises. C’était un excellent soldat. Il nous harcelait constamment, sans relâche, à la recherche de nos points faibles. Les années se succédaient, secouées de conflits incessants. Jengus brûlait nos récoltes, empoisonnait nos cours d’eau, massacrait notre bétail et incendiait nos bâtiments. Il n’avait jamais aimé cette terre. En une occasion, il joignit ses forces à celles de Rosimine et de ses enfants, et Malray et moi passâmes six mois barricadés dans le manoir ; aujourd’hui, je serais incapable de me souvenir si nous ne pouvions pas ou ne voulions pas sortir.

« Par un printemps pluvieux, Savarix envoya des troupes s’emparer des terres qui jouxtaient sa frontière sud. Après cela, ce fut le chaos. Jengus ne savait plus s’il devait combattre Savarix, s’allier à lui ou l’ignorer et continuer à mener sa propre campagne. » Un petit rire s’échappa des lèvres de Ravis. « À son crédit, je crois qu’il a essayé les trois.

« Et pendant toute cette folie – les combats effroyables, les sièges, les embuscades, les renversements d’alliance et les trahisons –, Malray et moi demeurâmes constamment côte à côte. Nous avions recruté nos propres hommes et bataillions rudement sur le terrain comme devant les tribunaux. Nous apprîmes ce que voulait dire se battre, se battre vraiment, au fil des semaines, des mois, des années.

« Nous nous en remettions totalement l’un à l’autre. Nous avions une confiance absolue l’un en l’autre. Chacun anticipait les réactions de l’autre, compensait ses faiblesses. Quand je m’élançais le premier dans la bataille, je savais avec certitude que Malray me couvrirait. Si je me retrouvais au sol, blessé, je savais qu’il me suffisait d’attendre qu’il me retrouve et me ramène chez nous. Lorsque Malray tombait malade, je m’occupais de lui. Lorsque le doute l’accablait et qu’il voyait tout s’effondrer autour de nous, je n’avais aucun repos tant que je n’avais pas apaisé ses craintes.

« Et lui » – Ravis secoua lentement la tête – « en faisait autant pour moi.

« Nous étions jeunes alors, et nous devînmes des hommes en guerroyant. Ce ne fut pas toujours facile ; nous dûmes parfois combattre des proches, comme nos cousins et Rosimine. Néanmoins, tant que Malray se tenait à mes côtés, je ne me posais pas la question de savoir si c’était bien ou mal. Nous étions deux frères en lutte pour ce qui nous revenait de droit.

« Nous bataillâmes ainsi sept années durant. Sept longues années, où il ne s’écoula guère de jour sans un nouveau défi à relever. Rosimine s’efforçait de nous faire chasser, Jengus avait transformé le portail en campement retranché et Savarix multipliait les missives aux lecteurs de Jiya et de Parafas, réclamant notre excommunication, jurant nous avoir vus combattre un soir sur le sol consacré du martyrium du domaine.

« Malgré tout, en restant liés et en refusant de baisser les bras, nous réussîmes à traverser tout cela. Et le jour où je tuai Jengus, cette folie prit fin.

« En toute franchise, je crois que j’étais meilleur soldat que Malray. C’est moi qui élaborais les stratégies, qui entraînais les hommes. J’ai toujours eu un don pour cela. Malray se battait avec passion, néanmoins. Il était plus fort que moi, et dans la bataille, la fureur s’emparait de lui et rien ni personne n’aurait pu le convaincre d’abaisser son épée. Un matin, il partit avec quelques hommes à la lisière du domaine, inspecter les préparatifs d’un piège que nous tendions à Jengus. Le bâtard l’attendait. Ses troupes étaient trois fois plus nombreuses que celles de mon frère. Si j’avais été présent, nous nous serions repliés à bride abattue, pour être sûrs de vivre et de combattre un autre jour.

« Malray ne recula pas, cependant. Il demeura sur place et se battit. Il était las des combats. Il aspirait à en finir – tout comme moi. Mais il le désirait plus ardemment que moi. Il approchait la trentaine, et je crois qu’il voulait ce qu’avaient tous les hommes de son âge : une épouse, une famille, la paix.

« Quand vint l’après-midi sans que Malray ne revienne, je partis à sa recherche. Et je finis par déboucher sur le lieu de la bataille. Je trouvai Malray gisant dans un champ labouré, le sang giclant d’une blessure au flanc, Jengus debout au-dessus de lui, l’épée brandie pour lui trancher la gorge. »

Ravis balaya la suite d’un petit revers de main par-dessus la rambarde. « Après cela, je ne sais plus ce qui s’est passé. On me l’a raconté, mais j’ignore s’il faut le croire. Je me souviens seulement de ma fureur ; une fureur totale, aveugle. Malray était tout ce que j’avais. Et Jengus était sur le point de me le prendre.

« Il paraît que j’aurais lancé mon cheval sur quatre hommes afin de parvenir jusqu’à lui ; que deux auraient eu le crâne brisé et un troisième les côtes fracassées sous ses sabots. Certains disent que j’aurais hurlé, d’autres que je serais demeuré silencieux comme la mort. Je ne sentais que le poids de mon épée dans mon poing et, tout au fond de mon cœur, la terreur de perdre Malray.

« Jengus eut à peine le temps de se redresser. Je fondis sur lui, abattis mon épée et le décapitai d’un seul coup. »

Tessa ferma les yeux, pressant ses lèvres en une ligne mince pour s’empêcher d’émettre le moindre son.

« Après ça, je ne m’arrêtai pas – ne pus pas m’arrêter – avant que les hommes de Jengus soient tous morts. » La voix de Ravis était douce, presque perplexe. « Malray dut m’arracher au cadavre du dernier. Il était mort depuis Dieu sait combien de temps, mais je continuais à le frapper. J’ignore ce qui m’a pris, ce que je suis devenu. Je crois que lorsque Malray m’a saisi, il était déjà trop tard. »

Une sorte de frisson parcourut l’échiné de Ravis. Tessa vit le mercenaire l’absorber, y puiser de la force.

« Les choses évoluèrent promptement par la suite. Jengus avait toujours représenté le pire danger, et après sa disparition, les autres prétentions s’éteignirent bientôt. Savarix ne pouvait plus affirmer que ses frontières se trouvaient menacées, Rosimine ne trouva personne d’autre pour soutenir ses revendications, les magistrats locaux en avaient par-dessus la tête de cette affaire et tous ceux qui avaient tourné un œil avide ou tendu une main rapace en direction de Burano s’en détournèrent enfin. »

Tandis que Ravis continuait à parler, Tessa prit conscience que le jour faiblissait autour d’eux. Combien de temps avaient-ils passé là, à parler ? Des heures ?

« Ainsi donc, vous aviez vaincu ? » dit-elle, s’engouffrant dans la brèche avant qu’il ne poursuive.

Un rire dur, amer, jaillit des lèvres de Ravis. « Oh non. Pas moi, en tout cas. Malray seul en ressortit vainqueur.

« Un mois après la fin de cette affaire, quand les hommes de loi eurent enfin accepté de nous signer les documents d’attribution du domaine, il changea d’avis à mon sujet. Mon propre frère, que j’aimais, auprès duquel je combattais depuis sept ans, se ravisa. Il affirma que j’avais tout gâché par mon comportement ce jour-là, dans le champ labouré. On sentait encore l’odeur du sang sur moi, prétendait-il. Il ne voulait plus de moi sur ses terres. Ses terres. Les siennes ! »

Le poing de Ravis tremblait si fort que le reste de son corps vibra avec lui.

« Il déclara que la propriété de notre père était sienne désormais, et que la partager reviendrait à l’amoindrir. Un vaste domaine comme Burano devait être conservé intact. Il me dit que je n’étais pas fait pour travailler la terre ; que j’étais né pour être un guerrier, et que je ferais mieux de m’en aller guerroyer ailleurs. » Ravis baissa brusquement d’un ton, comme s’il ne parvenait pas lui-même à croire à ce qu’il racontait. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix d’enfant qui vient de ramasser un objet brillant et découvre trop tard qu’il est brûlant. « Il m’offrit cinq cents pièces d’or et m’indiqua la porte. »

Tessa avala sa salive. Ses yeux la piquaient. Tendant la main, elle effleura le bras de Ravis. « Je suis désolée. »

Ravis réagit à ces paroles comme à un jet d’acide. Écartant violemment son bras, il se repoussa loin de la lisse et pivota pour s’éloigner. « Ne soyez pas désolée pour moi, siffla-t-il – Je me suis largement vengé. »

 

Avisant une poignée d’ivrognes au coin de rue le plus proche, Emith s’empressa de traverser la rue afin de les éviter. Il tenait à la main deux homards au beurre, tout chauds, enveloppés dans de la toile cirée. Et si les ivrognes en humaient ne serait-ce qu’un relent, le plat favori de sa mère n’aurait pas plus de chances de parvenir à bon port qu’un frêle esquif en pleine tempête.

Il faut dire que sa mère raffolait du homard. Elle n’avait prétendu le contraire devant Mersall de Vailing que pour mettre un terme à ses questions sur Tessa. Sa mère était douée pour ce genre de choses – beaucoup plus que lui. Ce qui valait aussi bien, dans le fond. Un foyer avait besoin de quelqu’un qui sache montrer la porte aux importuns. Non pas que Mersall soit un si mauvais bougre, naturellement ; mais il avait cette manière de vous interroger, avec toute son autorité de banquier, qui rendait impossible de ne pas lui répondre.

Enfin, presque impossible. Emith n’avait encore jamais rencontré personne capable de faire dire à sa mère ce qu’elle désirait taire.

Souriant, Emith serra contre sa poitrine le paquet contenant les homards. Il ne s’agissait pas qu’ils refroidissent avant son retour. Ce n’était pas souvent que sa mère mangeait du homard, et encore plus rarement qu’on lui en amenait à sa porte déjà épluché, tout chaud et prêt à être savouré. Ce serait un beau cadeau, grâce auquel Emith espérait lui rendre le sourire.

Sa mère souffrait de la solitude depuis le départ de Tessa. Oh, elle s’efforçait de le cacher – ce matin seulement, elle avait vidé assez de poissons et pelé suffisamment d’oignons pour cuire une montagne de harengs –, mais Emith la connaissait trop bien. Elle ne pouvait pas le tromper. Il avait vu sa manière de fixer le feu, sans chercher à essuyer ses larmes quand les oignons l’avaient fait pleurer.

Tessa manquait à sa mère. Elle leur manquait à tous les deux. La jeune femme était si forte, si pleine de vie. La maison n’était plus la même sans elle.

Emith avait tenté différentes approches afin d’égayer sa mère. La veille au soir, il avait débouché leur deuxième meilleur tonnelet d’arlo, allumé des bougies en cire au lieu de chandelles de suif et sorti son violon pour lui jouer ses airs favoris. Il n’était pas un virtuose, mais sa mère n’en avait cure ; dans sa tête, elle entendait la musique des anges – il le savait car elle le lui avait dit, il y avait bien longtemps. Et Emith n’oubliait jamais ce genre de compliments.

Quoi qu’elle entende, toutefois, cela n’avait réussi qu’à l’assombrir encore. Emith avait donc décidé de lui improviser un festin pour ce soir : deux homards, une lichette ou deux du berriac qu’ils conservaient au fond du garde-manger à l’intention des jours de fête, des urgences médicales et des invités de marque, et cette fois-ci, plus de musique, mais simplement quelques contes lus au coin du feu. Sa mère aimait qu’on lui fasse la lecture, et Emith possédait encore quelques-uns des livres de maître Deveric dans la maison. Un jour, il lui faudrait retourner à Fale et les restituer à maître Rance.

Le soir tombait à peine quand Emith s’engagea dans sa rue. Deux silhouettes sombres le croisèrent de l’autre côté de la chaussée. Emith ne leur prêta guère attention ; elles semblaient beaucoup trop pressées pour lui chercher des noises à propos de ses homards. Par ailleurs, c’était une rue tranquille, contrairement à d’autres quartiers de la cité. Sans quoi il n’aurait jamais accepté de travailler à Fale cinq jours par semaine.

Calculant mentalement le temps que mettrait Tessa à revenir de Maribane, Emith se rendit jusqu’à la maison. Il se pouvait que la jeune femme revienne dans les neuf jours. Sauf erreur, la traversée ne prenait que trois jours et Tessa, en tant que profane, ne serait pas autorisée à séjourner plus d’une nuit sur l’île Ointe. L’abbé se montrait très ferme sur ce genre de choses.

Tout excité à l’idée d’annoncer à sa mère qu’ils avaient peut-être une chance de revoir Tessa plus tôt qu’ils ne l’avaient cru, Emith se dirigea vers l’arrière de la maison.

La maison avait une porte d’entrée en façade, mais depuis trente-quatre ans qu’il vivait là, Emith ne l’avait vue s’ouvrir qu’une seule fois. C’était le jour où la sœur de sa mère, tante Pelish, était arrivée de Mir’Lor pour un séjour d’un mois. À l’époque, on aménageait dans sa propre maison la plus récente et la plus en vogue des commodités – un four en briques rouges – et la mère Emith avait expliqué qu’elle était bien trop digne pour passer par-derrière.

L’odeur de soude et de chaux vive assaillit les narines d’Emith à l’instant où il ouvrit la porte de la cour. À en juger par les relents douceâtres qui l’accompagnaient, les peaux seraient bientôt prêtes à être curées. Ces derniers temps, il ne préparait plus autant de parchemins que lorsqu’il était encore au service de maître Deveric, mais les vieilles habitudes ont la vie dure. Cette tâche le rattachait à son ancienne vie, et l’idée d’y renoncer complètement était aussi inimaginable pour lui que se jeter dans la mer en plein hiver. Il était assistant de scribe, et bien qu’il n’ait aucun scribe à assister pour l’instant ni personne à instruire depuis le départ de Tessa, il devait poursuivre son travail. Cela faisait partie de lui.

Criant à sa mère qu’il était rentré, Emith tendit la main vers la porte.

Elle était entrouverte. Une mince bande de lumière s’en échappait sur les pavés.

Emith fronça les sourcils. Aurait-il oublié de la refermer en partant ?

Attrapant la poignée, il l’ouvrit en grand et pénétra dans la cuisine.

Une bouffée d’air frais chassa l’odeur de soude et la remplaça par une autre, pareille à des relents de pelage humide, mais plus forte. Sa semelle glissa dans une flaque poisseuse, et Emith baissa les yeux pour voir ce que c’était. Un nœud se forma dans son estomac. Le paquet de chair de homard qu’il tenait à la main lui parut subitement aussi froid et visqueux que de la graisse de porc laissée à refroidir toute la nuit dans la cour.

Sans avoir conscience de ses gestes, Emith secoua la tête. Le fait que la flaque soit rouge ne signifiait pas qu’il s’agisse de sang... Ce pouvait être l’un de ses pigments – il en renversait sans arrêt –, ou l’une des sauces à la framboise de sa mère.

« Mère ? » Bien qu’il n’en ait pas eu l’intention, le mot sonna comme une question.

La pièce était plongée dans la pénombre. Le feu se mourait, et l’on n’avait allumé aucune lumière. Le nœud qu’avait Emith à l’estomac se changea en un anneau liquide lorsqu’il posa les yeux sur le fauteuil de sa mère. On apercevait l’arrière de son crâne par-dessus le dossier. Même de dos, Emith voyait qu’elle avait les cheveux en désordre.

« Mère ? »

Il n’y eut pas de réponse.

Elle dormait, voilà. C’était tout elle, de piquer un somme le jour où il revenait avec du homard.

Avec un mince sourire, Emith marcha jusqu’à la cheminée en secouant la tête. D’autres taches rouges maculèrent ses souliers mais il s’efforça de ne pas y prendre garde. Il nettoierait plus tard, après avoir réveillé sa mère. En franchissant les derniers pas jusqu’à son fauteuil, Emith tordit le paquet de chair de homard entre ses mains. Il le tordit si fort que le beurre suinta à travers l’emballage.

Un filet de graisse coula le long de son pouce tandis qu’il se retournait face à sa mère.

Un bruit sec, comme un craquement, s’échappa de ses lèvres. Il lâcha son paquet, qui s’écrasa sur le sol.

Sa mère était couverte de quelque chose. Couverte,

Emith bondit en avant. Comment pouvait-elle rester là, à dormir, sans s’apercevoir de rien ? Alors même qu’une part de son cerveau formulait cette question, une autre lui soufflait une réponse terrible. Il la repoussa.

Sa mère dormait, voilà tout.

« Mère », appela-t-il, essayant de s’humecter la bouche afin de cracher sur sa manche et d’essuyer la tache sombre qu’elle avait au menton. Mais pas une goutte de salive ne vint. Il avait la bouche complètement sèche.

Tombant au pied du fauteuil, Emith saisit les genoux de sa mère et la supplia de se réveiller. Elle ne l’entendit pas. Quand il lui attrapa le poignet pour le secouer, un bout de papier s’échappa de ses doigts.

Emith le reconnut aussitôt. C’était une copie du billet de Tessa pour la Maribane. Sa mère l’avait froissée en boule très serrée, comme si elle l’avait dissimulée dans son poing. Le papier notait tous les détails concernant le Nonchalant, son tonnage et son port d’attache, et sa mère avait insisté pour le conserver. S’il arrivait un désastre au bateau de Tessa, quiconque possédait un billet d’enregistrement serait sûr d’en être informé en premier.

Emith ramassa le papier, le défroissa soigneusement puis le déposa sur la petite table de sa mère, où elle aimait ranger tout ce qui avait de l’importance. Ceci fait, il se retourna vers sa mère, s’assit près d’elle et attendit qu’elle se réveille, jusqu’à ce que le laitier le découvre ainsi le lendemain matin et l’oblige à sortir.

La Peinture De Sang
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